Prologue
Mon avis est qu’on ne peut créer des personnages que lorsque l’on a beaucoup étudié les hommes, comme on ne peut parler une langue qu’à la condition de l’avoir sérieusement apprise.
N’ayant pas encore l’âge où l’on invente, je me contente de raconter.
J’engage donc le lecteur à être convaincu de la réalité de cette histoire, dont tous les personnages, à l’exception de l’héroïne, vivent encore.
Marguerite était jolie, mais autant la vie recherchée de ces femmes fait de bruit, autant leur mort en fait peu. Ce sont de ces soleils qui se couchent comme ils se sont levés, sans éclat. Leur mort, quand elles meurent jeunes, est apprise de tous leurs amants en même temps, car, à Paris presque tous les amants d’une fille connue vivent en intimité. Quelques souvenirs s’échangent à son sujet, et la vie des uns et des autres continue sans que cet incident la trouble même d’une larme.
Mais être réellement aimé d’une courtisane, c’est une victoire bien autrement difficile. Chez elles, le corps a usé l’âme, les sens ont brûlé le coeur, la débauche a cuirassé les sentiments. Puis, quand Dieu permet l’amour à une courtisane, cet amour, qui semble d’abord un pardon, devient presque toujours pour elle un châtiment. Il n’y a pas d’absolution sans pénitence. Quand une créature, qui a tout son passé à se reprocher, se sent tout à coup prise d’un amour profond, sincère, irrésistible, dont elle ne se fût jamais crue capable; quand elle a avoué cet amour, comme l’homme aimé ainsi la domine!
Elles ont menti tant de fois qu’on ne veut plus les croire, et elles sont, au milieu de leurs remords, dévorées par leur amour.
Le Sacrifice
La courtisane y disparaissait peu à peu. J’avais auprès de moi une femme jeune, belle, que j’aimais, dont j’étais aimé et qui s’appelait Marguerite : le passé n’avait plus de formes, l’avenir plus de nuages. On reconnaissait dans cette fille la vierge qu’un rien avait faite courtisane, et la courtisane dont un rien eût fait la vierge la plus amoureuse et la plus pure.
Si celles qui commencent cet honteux métier savaient ce que c’est, elles se feraient plutôt femmes de chambre. Mais non; elles croient à ce que l’on entend, car la prostitution a sa foi, et elles usent peu à peu coeur, corps et beauté; elles sont redoutées comme une bête fauve, méprisées comme un paria, ne sont entourées que de gens qui prennent toujours plus… et s’en vont, après avoir perdu les autres et s’être perdue soi-même.
Si les hommes savaient ce qu’on peut avoir avec une larme, ils seraient plus aimés et elles seraient moins ruineuses.
Elles sont plutôt forcées d’acheter une satisfaction pour leur âme aux dépens de leur corps, Elles ne s’appartiennent plus. Elles ne sont plus des êtres, mais des choses.
Quel sacrifice égal pourriez-vous lui faire, vous? Quand la satiété serait venue, quand vous n’en voudriez plus enfin, que feriez-vous pour la dédommager de ce que vous lui auriez fait perdre? Rien. Vous l’auriez isolée du monde, elle vous aurait donné ses plus belles années, et elle serait oubliée.
Le Trépas
D’où venait donc l’empire que cette femme prenait sur ma vie? La pauvre fille est bien malade, elle est poitrinaire, et, comme elle a fait une vie qui n’est pas destinée à la guérir, elle est dans son lit et elle se meurt.
L’histoire de Marguerite est une exception, je le répète; car si c’eût été une généralité, ce n’eût pas été la peine de l’écrire.
– Extraits du roman La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils, librement adaptés par Peter Quanz