Aucun corpus dramaturgique n'a été autant exploité à des fins musicales que celui de Shakespeare, et aucune de ses grandes tragédies n'a inspiré plus de compositions que celle de Roméo et Juliette, avec près de trente opéras (dont ceux de Bellini, Delius, Gounod et Zandonai), des musiques de scène de Martin, Amram et Stenhammar, des œuvres pour orchestre de Berlioz, Kabalevski, Raff et Tchaïkovski, diverses pièces de Arne, Diamond, Granados, Rorem et de nombreuses autres partitions. Le sujet - l'amour - y est évidemment pour beaucoup, mais d'autres pièces de Shakespeare en traitent aussi. Ce que Roméo et Juliette comporte en plus, c’est le drame d’une querelle entre deux familles, qui agit sur les jeunes amoureux comme une sorte de mauvais sort, quelque chose qui échappe à leur contrôle et qui, pourtant, gouverne leur destin.
Lorsque Prokofiev s'est attaqué à cette pièce de Shakespeare pour en faire un drame chorégraphique, il avait déjà six ballets à son actif, mais dans le cas de Roméo et Juliette, il a conçu non seulement l'une de ses compositions les plus exquises et les plus populaires, mais aussi ce qui allait rapidement devenir la partition de ballet en trois actes la plus réussie du 20e siècle. La musique contient une foule de thèmes mémorables, un lyrisme passionné, un irrésistible élan rythmique ainsi qu'une bonne dose d'éléments humoristiques, une composante qui n'est généralement pas associée à cette histoire. Pourtant, comme le souligne Israël Nestyev dans sa biographie du compositeur, personne d'autre n'a « aussi bien saisi et exprimé les moments légers et amusants de la pièce, ce côté qui lui confère de nets contrastes et des effets bien définis de clair-obscur ». L’intensité lyrique du drame a fait dire à Berlioz : « Le Roméo de Shakespeare ! Mon Dieu, quel sujet ! Comme tout y est dessiné pour la musique ! »
Malgré la renommée et la popularité dont jouit aujourd'hui ce Roméo et Juliette, ses premières années ont été chaotiques, incertaines. Prokofiev a écrit la musique en 1934 et 1935 à la demande du Théâtre Kirov, de Leningrad, qui désirait présenter un ballet inédit conçu par cette célébrité de retour au pays après seize années passées à l’étranger. Cependant, le Kirov a rejeté la partition, probablement à cause du scénario (« Les vivants peuvent danser, mais pas les mourants », a plus tard expliqué Prokofiev), mais il se peut aussi que le compositeur ait trébuché dans le champ de mines politique du monde du théâtre soviétique. Une entente a plutôt été conclue avec le Bolchoï, à Moscou, mais la musique y a alors été jugée « indansable ». Un farceur a suggéré que, dans le contexte, Prokofiev aurait bien pu emprunter les mots de Mercutio : « La peste soit de vos deux maisons ! »
Comme aucune représentation scénique n'était prévue, Prokofiev a rapidement conçu deux suites orchestrales de sept pièces chacune (extraites du total de 52), ainsi qu'un ensemble de dix numéros, cette fois pour piano seul. (Une troisième suite d’orchestre date de 1946.) Ces suites ont remporté un certain succès avant que Roméo et Juliette ne soit enfin mis en scène par le Kirov, en 1940. Mais entretemps, c’est Brno, en Tchécoslovaquie (aujourd'hui en République tchèque), qui a eu l'honneur de la première représentation scénique, donnée sans la participation de Prokofiev, le 30 décembre 1938 à l'Opéra (aujourd'hui le Théâtre Mahen), devant un public enthousiaste. De toute évidence, la pièce n'était pas « indansable », après tout ! La chorégraphie de la première version russe a été réalisée par Leonid Lavrovski, avec Galina Ulanova et Konstantin Sergeyev dans les rôles-titres. En 1946, Lavrovski a également monté la première production du Bolchoï, celle qui a fait l’objet d’une tournée dans l’Ouest, puis d’un film.
Notes de Robert Markow