Noël sans Casse-Noisette, c'est presque comme Noël sans le Père Noël. Cette année encore, Les Grands Ballets célèbrent cette période de réjouissances par la présentation de ce ballet immensément populaire de Tchaïkovski. Au fil d'innombrables représentations, Casse-Noisette aura captivé et enchanté des millions d'enfants et d'adultes. Pour beaucoup d'entre nous, c'est le premier ballet que nous avons vu. Pour certains, peut-être, il demeure le seul ballet. Il a enveloppé d’un voile merveilleux la conscience collective de la quasi-totalité du monde, et acquis de telles dimensions qu’il est presque devenu un rituel de Noël. Mais malgré toute la popularité dont il jouit de nos jours, Casse-Noisette a connu un départ pour le moins incertain.
Tchaïkovski est au sommet de la gloire et de la popularité lorsqu'il en reçoit la commande, en 1891. L'année précédente, sa Belle au bois dormant avait remporté un vif succès et le directeur du Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, Ivan Vsevolojski, souhaitait maintenant un autre ballet de sa part, celui-là précisément basé sur l'adaptation française d'Alexandre Dumas père du conte d'E.T.A. Hoffmann, Nussknacker und Mausekōnig (Casse-Noisette et le Roi des souris) – d’où le titre français abrégé de Casse-Noisette, souvent utilisé même en Russie. Vsevolojski en élabore lui-même le scénario. Tchaïkovski travaille en étroite collaboration avec le grand chorégraphe Marius Petipa, dont les directives ressemblent aux exigences des musiques de film d'aujourd'hui, avec leurs minutages précis quant à la création d'ambiances et la représentation d’événements. Ce partenariat artistique a généré une musique d’une immense qualité, soucieuse des atmosphères, riche de nombreuses mélodies mémorables et dotée d’une brillante orchestration. Mais, étonnamment, le sujet n’attirait pas vraiment le compositeur, qui a dit « aimer bien peu l'intrigue de Casse-Noisette ».
Tchaïkovski travaille à ce ballet en février et mars 1891, y compris pendant ses voyages en Europe de l’Ouest. Il en esquisse complètement le premier acte avant de s'embarquer pour l'Amérique, en avril. Néanmoins, il ne le termine que près d'un an plus tard. Lors d'un concert d’orchestre donné à Saint-Pétersbourg le 19 mars 1892, il dirige une suite tirée de la partition complète. L'accueil est enthousiaste : cinq des huit numéros font l'objet de rappels. Pourtant, en décembre, la création de la production intégrale ne remporte pas le succès escompté, davantage en raison de la distribution et de la chorégraphie que du contenu musical. Petipa, alors malade, avait confié une grande partie de la chorégraphie à un artiste moins talentueux, Lev Ivanov. Le public n'était pas préparé à voir en scène un groupe d'enfants au lieu du traditionnel corps de ballet, et la Fée Dragée n’était qu’une pâle vision de la beauté parfaite.
Comme la plupart des spectateurs ne connaissent le conte d'Hoffmann que par le ballet de Tchaïkovski, il convient de noter que ce dernier s'éloigne considérablement de l'original. Tandis que la collaboration Vsevolojski / Petipa / Tchaïkovski a résulté en un conte de fées axé sur les plaisirs de la période des Fêtes et sur des décors enchanteurs, le conte d'Hoffmann explore les côtés plus sombres et déconcertants de l'âme. Comme l'explique le biographe John Warrack, « à première vue, il s'agit d'un conte pour enfants mais, en réalité, c’est une fiction étrange et complexe dans laquelle - trait typique chez Hoffmann - s’entremêlent rêve et réalité, conte pour enfants et sous-entendus plus troublants, récits de garderie et blagues osées, de sorte que le lecteur se trouve constamment déstabilisé. C'est une histoire séduisante mais inquiétante, voire dérangeante. (...) Le personnage de Drosselmeyer, moitié Hoffmann lui-même et moitié étrange caricature dans l'original, prend (chez Tchaïkovski) les traits d’un oncle excentrique (Hoffmann en avait connu plusieurs, et en était un lui-même), le combat contre les souris perd la plupart de ses caracéristiques et l’énigmatique casse-noisette lui-même, moitié objet inanimé et moitié âme en peine dans le conte original, est ici un objet d'affection qui en redonne en récompensant celle qui le sauve, Clara, par un voyage au Royaume des friandises. »