Parmi les grandes œuvres du genre, Un Requiem allemand de Johannes Brahms occupe une place à part. Il ne s’agit pas d’une prière pour les défunts et le texte liturgique latin pour les funérailles n’y apparaît pas. Les effets théâtraux présents dans les requiems de Mozart, Berlioz, Cherubini, Dvořák, Verdi, Britten, comme chez d’autres, ne s’y trouvent pas. Ici, il ne s’agit pas d’une messe catholique romaine pour les défunts, mais plutôt d’une célébration protestante pour les vivants. Son Requiem veut consoler les affligés, amener la réconciliation, exprimer la confiance en l’avenir et l’attente de la vie bienheureuse dans l’au-delà. C’est l’une des compositions les plus personnelles et les plus spirituellement édifiantes jamais écrites. Pourtant, Brahms était encore un jeune homme dans la trentaine lorsqu’il l’a composée.
Le premier état du Requiem remonte à 1856, l’année du décès de son proche ami et mentor, Robert Schumann. Brahms était anéanti. À l’époque, il travaillait à une symphonie en ré mineur qu’il utilisa en grande partie pour son Premier concerto pour piano, mais il s’est aussi servi d’une partie de cette même symphonie pour créer, dix ans plus tard, le second mouvement du Requiem. Il est largement admis que le décès de sa mère, survenu en 1866, aurait été l’événement catalyseur qui poussa Brahms à écrire son Requiem. Le chagrin qu’il avait éprouvé à la mort de Schumann resurgissait avec une nouvelle intensité et il tenta de transcender cette émotion en composant Un Requiem allemand.
Brahms a choisi ses textes dans l’Ancien et le Nouveau Testament et les livres apocryphes de la Bible luthérienne allemande. Ce n’était pas la première fois qu’un requiem était mis en musique en langue allemande (des exemples existent dès le XVIIe siècle), mais comme l’explique le biographe Malcolm MacDonald, « c’était la première fois qu’un compositeur sélectionnait et façonnait son texte pour des raisons essentiellement personnelles, afin de s’adresser à un public contemporain dans la langue commune, en transcendant les contraintes du rituel : un sermon prophétique inspiré par une expérience individuelle, de portée universelle. La patience apporte dignité et perspective aux mystères de la vie et de la mort et nourrit une conviction de l’immortalité de l’esprit : s’il y a un Dieu, c’est ainsi qu’Il a fait les choses, pour des raisons dont nous ne pouvons exiger qu’Il nous les explique, mais dans lesquelles nous devons mettre notre confiance, puisqu’elles sont justes… C’est une synthèse inspirée de l’ancien et du moderne, l’une des plus homogènes qu’il ait réalisée et la plus chargée d’émotion personnelle. »
Certains commentateurs ont suggéré que le titre plus approprié serait plutôt « Un Requiem protestant », tandis que Brahms lui-même a écrit à un ami qu’« en ce qui concerne le titre, je dois avouer que j’aurais volontiers laissé de côté le mot “allemand” pour le remplacer par “humain”. » Le compositeur Jonathan Kramer résume son importance en disant qu’il s’agit « d’une œuvre d’art, et non d’une liturgie. Ses idées ont une profonde signification humaine. Dans un sens fondamental, elle est donc bel et bien religieuse. »
La première exécution complète du Requiem en sept mouvements a eu lieu le 18 février 1869, à Leipzig, sous la direction de Carl Reinecke. Toutefois, il y avait déjà eu des prestations des trois premiers mouvements en 1867, sous la direction de Johannes Herbeck, ainsi que de six des sept mouvements à Brême, le Vendredi saint 1868, sous la direction du compositeur. À la suite de cette dernière exécution, Brahms a ajouté un autre mouvement (le cinquième), le plus serein de toute l’œuvre, et l’a dédié à la mémoire de sa mère. Cette dédicace est particulièrement appropriée compte tenu du message de consolation du texte : « Je te consolerai, comme celui que sa propre mère console. » (Notons au passage que le mouvement lent du Trio pour cor, composé trois ans plus tôt, a également été écrit à la mémoire de sa mère.) Une fois son Requiem achevé, Brahms a exprimé sa satisfaction en écrivant : « Maintenant, je suis consolé. J’ai surmonté des obstacles que je pensais ne jamais pouvoir franchir, et je me sens comme un aigle, planant toujours plus haut. »
« Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. »
Requiem de Brahms, chœur
Le mouvement d’ouverture omet les violons, les clarinettes et les trompettes. Une couleur sombre et une texture riche habillent cette musique. Les premiers mots du chœur, « Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés », donnent le ton de tout le Requiem. Un changement soudain de tonalité (de fa à ré bémol majeur) introduit le passage central du mouvement : un motif de balancement avec un accompagnement discret à la harpe, instrument rarement utilisé par Brahms. Juste avant la fin, les sopranos s’envolent vers un la aigu, la note chantée la plus élevée du mouvement, dans un geste de béatitude qui reviendra dans les derniers mouvements du Requiem, plus d’une heure plus tard.
Dans le troisième mouvement (le second ne figurant pas au programme de ce soir), le baryton soliste récite les versets du Psaume 39, demandant à Dieu d’enseigner à chaque âme humaine le caractère inévitable de la mort. La franchise et la simplicité de l’énoncé, sur un accompagnement orchestral discret, suggèrent une homélie personnelle prononcée du haut d’une chaire. Le chœur répond, jouant peut-être le rôle d’une assemblée de fidèles. Les mots « Ich hoffe auf dich » (mon espoir est en Toi) ont un effet libérateur, alors que tout l’effectif choral et instrumental bascule dans une fugue palpitante. Bien qu’elle parcourt un système harmonique complexe, la fugue est solidement ancrée sur un point de pédale en ré, lequel palpite puissamment dans les profondeurs de l’orchestre. Ici, le symbolisme musical ne peut échapper à l’auditeur.
La grâce et la légèreté reviennent dans le quatrième mouvement, le plus court, écrit entièrement pour chœur. Une autre fugue, double cette fois (deux sujets, chacun traité indépendamment, mais simultanément ─ une véritable prouesse d’habileté contrapuntique) porte la dernière ligne du texte : « die loben dich immerdar » (ils louent ton nom à jamais).
Le cinquième mouvement, délicat, presque éthéré, marque l’entrée de la soprano solo, qui livre un message calme, mais inspirant, promettant le réconfort face à la douleur.
L’évocation du Jugement dernier dans le Requiem et la première mention des morts surviennent dans le sixième mouvement, après les mots « zu der Zeit der letzten Posaune » (au moment de la dernière trompette, littéralement, « trombone » en allemand). Pourtant, même ici, le message du texte est essentiellement celui de la victoire sur la mort, même si l’orchestre et le chœur évoquent des images effrayantes de la colère de Dieu. Tout cela ne dure que quelques minutes. Le mouvement se termine par la fugue la plus longue et la plus puissante du Requiem, dans laquelle les sonorités s’amoncellent pour atteindre des niveaux toujours plus élevés de louange devant les bontés du Seigneur.
Dans le dernier mouvement, nous retrouvons et la tonalité d’ouverture du Requiem, fa majeur, et son matériau musical, mais réinterprété à la lumière des défunts bienheureux. Les derniers moments radieux scellent la bénédiction de la musique, qui se termine par le même mot qui a ouvert Un Requiem allemand : « selig » (bienheureux).
Notes de programme par Robert Markow & Le Festival de Lanaudière