La maladie d’Alzheimer est une maladie neurodégénérative chronique qui détruit les cellules cérébrales, ce qui provoque, avec le temps, une détérioration de la mémoire et des capacités de réflexion. C’est la forme la plus répandue de trouble neurocognitif, représentant plus de 60% des cas. Au Québec, à ce jour, 1.79% de la population est atteinte de la maladie ou d’un trouble neurocognitif.
Carol Jones est une artiste en arts vivants, chorégraphe, professeure de danse et danse-thérapeute stagiaire. Depuis des années, elle utilise la danse, le rythme et la danse-thérapie pour soutenir les personnes souffrant d’Alzheimer. Nous lui avons demandé de nous parler de son expérience avec cette population.
En 2014, j’avais commencé mes études en danse-thérapie et, en 2015, ma maman a reçu le diagnostic de la maladie d’Alzheimer. J’avais voulu alors quitter le programme de danse-thérapie pour me consacrer à ma maman, mais le directeur du CNDT m’en a découragée. J’aurais pu regretter amèrement cette décision. Jeune, je voulais devenir médecin, mais à la suite de l’obtention d’une bourse d’études aux Ballets Jazz de Montréal, j’ai opté pour la danse! Aujourd’hui, la danse-thérapie rassemble toutes mes passions. Ma mère aime danser, elle m’a suivie tout au long de ma carrière, elle venait me conduire à mes cours de danse lorsque j’étais petite. Inconsciente de mon parcours en danse-thérapie, se rappelant toutefois ma danse, alors que sa maladie en était à ses débuts, ma mère, infirmière praticienne, sportive, dans une forme physique exemplaire, a eu l’initiative de rassembler un groupe de personnes âgées pour recevoir mes cours de danse. Dès le premier cours, j’ai réalisé l’importance de ma formation en danse-thérapie. Très vite, j’ai constaté des moments de lucidité spectaculaires à la suite des séances de danse!
En bougeant, en faisant ce qu’on aime, on agit sur le quotidien. En dansant, l’Alzheimer devient plus encadré, dès lors moins anxiogène, dès lors plus joyeux! Ma maman le savait! Jusqu’au stade 5, on peut vivre des joies et des joies : une personne avec l’Alzheimer ne perd pas la tête, elle perd une partie de sa mémoire, mais celle à long terme peut demeurer intacte pendant un bon moment. À partir du stade 6, l’Alzheimer atteint l’ensemble des fonctions cérébrales, incluant la mémoire à long terme… Pour moi, ce fut l’enfer! Et ensuite, la Covid-19 a plongé ma mère en plein stade 7. Avec le confinement, on a accéléré la détérioration.
Aujourd’hui ma maman est décédée. En fouillant dans ses papiers, je me suis rendue compte qu’elle savait depuis un bon moment qu’elle avait la maladie, bien avant qu’elle ne soit apparente. J’ai dû la confier à des personnes de confiance dans une résidence afin qu’ensemble, nous puissions mieux vivre cette maladie incurable.
Le vieillissement en général s’accompagne d’une certaine fatigue. On n’a plus l’énergie qu’on avait! Toutefois, en respectant ses nouveaux rythmes, on vit du mieux qu’on peut! Cependant, une personne atteinte peut avoir des états dépressifs et léthargiques importants. En présence de musique son corps vibre, quand elle danse, son corps s’éveille, elle respire plus aisément, le sang circule, les petites courbatures disparaissent momentanément, elle retrouve l’énergie, la joie de vivre, l’entrain, elle a des interactions.
Au contraire, le déconditionnement entraîne des effets néfastes, allant de légers à plus graves. Il peut s’agir de troubles de l’équilibre et de la marche induisant un risque de chutes récurrentes et de fractures élevé, d’un déclin des performances cognitives avec risque de confusion, ou encore d’une diminution des capacités cardio-respiratoires avec un risque d’insuffisance cardiaque et d’infection. Il est donc important de mettre en place des interventions pour prévenir le déconditionnement des personnes aînées et des personnes avec l’Alzheimer. Danser devient un acte préventif!
Nous l’avons dit, les résultats sont nombreux et quantifiables: stimulation et maintien des acquis cognitifs, confiance en soi, réflexes vivifiés, bien-être, mobilité, endurance, fonctions cardio-vasculaires améliorées, maintien d'une ossature saine minimisant les risques de chute, effet positif sur le système immunitaire et plus encore... La danse stimule la sécrétion d’hormones, comme l’endorphine et la dopamine, notamment, communément appelées « hormones du bonheur ». Tristement, l'Alzheimer peut également s'accompagner d'agressivité et de violence. Danser génère des sourires.
Danser se fait la plupart du temps à deux ou en groupe. Cela favorise le maintien du lien social, et les interactions peuvent contribuer à ralentir le processus dégénératif. De plus, souvent je fais chanter mes clients. Donc s’ajoute un travail vocal et respiratoire non négligeable. En fait, je recours à différentes formes de danse et de disciplines corporelles et je me passionne pour le rythme. Fille d’un musicien de jazz (batterie), nourrie par les rythmes africains, je fais souvent recours à la danse percussive dans mes ateliers et mes interventions. En construisant nos rythmes de danse à partir de ceux du cœur, de la respiration et de la marche, les percussions corporelles, activité motrice, deviennent ludiques et organiques tout en favorisant le maintien du système nerveux.
Bref, en possédant des composantes sociales (danse en petit et grand groupe), cognitives (résolution de problèmes et explorations structurées improvisées) et sensorielles (réminiscence, expression des sentiments), la danse stimule l’activité cérébrale de façon globale. En présence d’une chanson, d’un air connu lointain, d’un rythme significatif, d’une odeur particulière, le corps se souvient et agit. En tant qu’artiste et danse-thérapeute, je peux compter sur cette mémoire pour avoir accès à la signature artistique personnelle – chorégraphique et poétique – de chacun et chacune des personnes ayant l’Alzheimer que je côtoie.
Beaucoup de recherche se fait sur le sujet. Personnellement, je suis de près les travaux des Dr De Souza et Dr Barnstaple (cerveau, danse et mouvement), du Dr Bherer (Laboratoire d’Étude sur la santé cognitive des aînés) et du Dr Dalla Bella (BRAMS). Mon travail s’appuie non seulement sur l’intuition, mais également sur la science.
La personne avec l’Alzheimer vit au présent. Lorsqu’elle est stimulée, elle s’anime et vit parfois des moments impressionnants de lucidité. Ces moments de lucidité deviennent des portes qui s’ouvrent sur son passé et son futur. En retour, ces éclats de lumière avivent surtout le présent : un temps empreint de joie, de confiance, de fierté et d’appartenance à la vie.
Dans mes ateliers de danse, je pose des questions, nous osons des réponses. Les mises en lumière et les témoignages dansés sont riches. Les échanges offrent des pistes de solutions diverses. Aussi, je bâtis mes ateliers en croyant en la neuroplasticité du cerveau, une notion qui devient, semble-t-il, le point commun entre toutes les disciplines gravitant autour de la maladie d’Alzheimer.
Quand la personne avec l’Alzheimer danse, elle renforce ses acquis (la marche, sa mobilité générale, la parole, une certaine logique, etc.). Le recours à une plus grande liberté de mouvement, ainsi qu’aux images, aux formes connues, aux dates importantes, à des lieux visités aide à reconsolider la personnalité qui s’effrite. Les liens d’empathie qui se tissent entre la danse-thérapeute et la personne atteinte répondent à des besoins fondamentaux qui perdurent au-delà de la rencontre dansée.
Au-delà d’assurer un environnement sécuritaire favorisant l’aisance du mouvement, la danse-thérapeute désire établir un contact humain significatif. Pour y parvenir, une foule de détails peut devenir importante : de la température de la pièce, aux bruits environnants, à la lumière qu’on voudra parfois tamiser et, bien évidemment, aux choix musicaux.
La personne avec l’Alzheimer perd peu à peu sa vision périphérique, il est donc important d’établir un contact visuel franc et, avec sa permission, lui tenir les mains. Zoom pose parfois un défi intéressant à cet égard. Toutefois, c’est là que le proche aidant devient un allié de taille.
Aussi, la personne avec l’Alzheimer peut facilement devenir anxieuse en présence de bruits soudains. Dans un groupe, on aura recours à des accessoires (octoband, balle de laine, jeux de transfert, etc.) pour solidifier et stabiliser le contact.
Dans un avenir proche, il sera intéressant de répandre l’outil appelé « À propos de moi », développé par la Société Alzheimer, pour accéder plus rapidement aux habitudes et aux préférences de la personne.
Le rythme est fondamental. Il est à la base des systèmes fondamentaux de la vie humaine. Il se manifeste dans la respiration (3 temps: 1 temps d’inspiration, 1 temps de suspension, 1 temps d’expiration), dans le cœur (2 temps : systole – diastole), dans la marche (2 temps : gauche, droite). De plus, il s’impose dans la structure neurologique (cerveau et moelle épinière). Le rythme est moteur : c’est pourquoi la danse percussive a autant du succès chez l’humain. Le rythme, fonction motrice, se manifeste chez l’enfant tout au long de sa croissance et devient important dans le développement de sa coordination, sa conscientisation et le contrôle de ses émotions. L’action rythmique et corporelle serait donc à la base de l’intelligence motrice et émotionnelle.
Qu’en est-il pour la personne atteinte de la maladie d’Alzheimer ? Je serais tentée d’en conclure que cette personne, en perte rythmique, utilise celui-ci pour maintenir essentiellement sa coordination, sa conscience et agir sur le contrôle de ses émotions.
Pour moi, l’utilisation du rythme se fait d’une façon intuitive. J’ai grandi dedans! J’ai découvert les polyrythmies africaines avec Dr Dauphin, entre autres. L’ethnomusicologie a généreusement décrit la participation organique de la musique au déroulement de la vie africaine. D’ailleurs, juste avant la pandémie, je préparais un deuxième voyage à l’Université du Ghana où j’étais invitée en tant qu’artiste et danse-thérapeute. Pour la personne avec l’Alzheimer, cette approche peut être vraiment intéressante. À peine audible, sa musique corporelle (cœur, respiration, cerveau, marche, etc.) doit être captée, entendue puis recréée, évoquée, par la thérapeute, qui peut ainsi mieux répondre aux besoins de mouvement de son client. La thérapeute a recours à l’induction, c’est-à-dire au message musical dansé, pour éveiller le corps et l’esprit.
Oui. Pas nécessairement au début, mais éventuellement, oui.
Les états dépressifs et léthargiques, ou encore les états violents ou aggressifs, que peut entraîner la maladie, aussi certains autres états dysphasiques (langage), aphasiques (communication), peuvent avoir un impact sur le mouvement. Le vieillissement comme tel y joue un rôle aussi.
Alors, on adapte notre intervention selon le degré de la maladie. On s’assure aussi de choisir la bonne musique pour soutenir notre intervention.
Les musiques où le rythme est vraiment mis de l’avant peuvent avoir des effets presque magiques!
J’ai vu des personnes confinées à leurs fauteuils roulants commencer à battre le tempo avec leurs pieds, puis vouloir se lever, ou carrément se lever pour marcher, pour danser! J’ai vu un homme, un ex-musicien, avec qui j’ai fait des jeux de mains un peu plus complexes, se mettre à faire semblant de jouer du tambour e à chanter «The piano man » en suivant le rythme!
Le 19 mars 2020, j’étais forcée de quitter la résidence de ma mère et je n’ai eu le droit d’en revenir que le 21 mai. À la résidence, j’avais pris l’habitude de faire des soirées de danse et de chant de façon bénévole. À mon retour en mai, un homme atteint d’Alzheimer m’a tout de suite reconnue en m’identifiant comme la personne avec qui on chante et on danse! Malheureusement, à cause de la pandémie, je n’avais plus le droit de danser avec lui ni les autres, mais seulement avec ma mère. Alors on en a profité jusqu’à la fin. La dernière musique qu’elle a entendue c’est « In the Garden » de Max Richter…
J’ai eu plein de magnifiques moments avec elle…
« Tant que le cœur bat, il y a danse. Je remercie ma maman et toutes ces personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Grâce à nos danses, elles m’aident, à la fois, artistiquement et humainement. »
Carol Jones